J'avais oublié que les retrouvailles font toujours plus mal que les adieux. J'avais oublié que revenir sur les traces de son passé, c'est aussi douloureux que de se planter un couteau dans le ventre. Pas que j'en ai fais l'expérience, mais c'est la comparaison traditionnelle. Quoi qu'il en soit. J'avais oublié à quel point ça faisait mal de constater que l'on avait foutu sa vie en l'air. Littéralement. Et pourtant, je m'en souvenais comme si c'était hier. Hier j'avais dix-neuf ans, je n'étais pas spécialement heureuse mais follement amoureuse d'un jeune homme qui, par je ne sais quel miracle, m'aimait aussi. Mais la vie fous toujours les choses en l'air. Et je m'étais juré de me le rappeler toute ma vie. Comme si j'avais le choix, de toute façon...

« Je suis enceinte.» J'étais perdue. J'avais peur. Les mots étaient sortis, simplement. Maintenant ma gorge était serrée, comme si aucun autre son ne pouvais s'y frayer un chemin. J'étais terrifiée. Il le savait. Il savait. Il s'en doutait. Mais cette confirmation du médecin posait définitivement le problème. Abandonnant toute retenue, j'allais me blottir contre lui. Je pleurais. Son regard cherche le mien, son front se pose. Je le regarde, les yeux plein de larmes. Je n'ose plus imaginer. « On est mariés. » Je sais. Je le sais. J'ai cette bague au doigt qui me le prouve. Mais j'aurais voulu que l'on puisse faire autrement. J'aurais voulu que cette demande arrive à un autre moment. j'aurais voulu que l'on puisse faire les choses dans les règles. Dans l'ordre. J'aurais voulu avoir ce beau mariage que mes parents l'ont toujours promis. Au lieu de ça je pleure, dans les bras que Ryan, au milieu d'un planning familial. « Je suis enceinte. » Je sais, c'est stupide. Mais je le répète. Encore une fois. J'en ai besoin. J'ai peur. Peur de devoir dire ça à mes parents. Peur de la réaction. Parce que je ne ferrais jamais de mal à cet enfant. Je ne peux pas lui faire la moindre chose. Il me serre dans ses bras, me retenant de défaillir. Je ne peux pas tenir. J'ai besoin de lui. Je l'aime. Mais je n'imaginais pas ça. « Je sais, mais je te laisserais pas tomber. » Il me tient debout. Toujours. Encore. Je suis amoureuse d'un jeune homme qui m'aime. Nous sommes mariés. Et nous attendons un enfant. La situation pourrait être pire. Vraiment.

« mama ? » Ma voix tremble. J'ai refusé que Ryan m'accompagne. Si quelqu'un doit l'annoncer à mes parents, c'est moi. Et sans lui. J'ai peur de la réaction. Je sais bien que ma relation avec Ryan ne les dérange pas. Je sais qu'ils l'aiment bien et qu'ils nous ont donnés leur "bénédiction" à être ensemble. Mais leur parler de mariage, plus encore d'un bébé... « da ? » La voix provient de l'étage. Peut rassurée, je la rejoins. Elle étudie une lettre de ma sœur, rédigée en russe, alors que mon père lit le New York Post. Dans d'autre circonstances, la situation m'aurais fait rire. Pas aujourd'hui. J'ai peur. Les affronter tous les deux peut être une bonne... comme une mauvaise chose. Par superstition, j'effleure la croix que je porte comme pendentif. Héritage de famille. Elle me semble peser des tonnes aujourd'hui. Tout comme la bague que j'ai au doigt. « Il faut que je vous parle... » Mon père lève les yeux, l'air inquiet. Ma mère interrompt également sa lecture. « Je... C'est à propos de Ryan. » Silence. Mes parents échangent un regard. « Un problème ma chérie ? » Je voudrais pouvoir leur dire que non. Une larme coule sur ma joue. Ma mère se lève, inquiète. « Nous sommes... mariés. » Le mot est resté coincé dans ma gorge quelques secondes. Ma mère me regarde. Sans comprendre. Je traduis en russe. Et c'est l'explosion. « J'AVAIS TRÈS BIEN COMPRIS. QU'EST-CE QUE CETTE HISTOIRE ? » Je pleure. Je ne sais pas quoi dire. Mes mains se pose à mon ventre. Mauvais réflexe. Mon père lâche son journal. Ma mère, elle, fait le lien plus rapidement. Elle hurle, en russe. Et mon père ne dit rien. Il me regarde comme il regarderait une étrangère. Elle crie. Elle me hurle que je ne suis pas digne d'être sa fille. Que j'ai failli à tous ses espoirs. Je ne comprends plus. J'abandonne. Elle se rapproche, je recule. Elle prononce alors très distinctement « dehors. » Je fronce les sourcils au travers de mes larmes. Non... « Tu m'as bien entendu. Dehors. DEHORS ! » Mes jambes sont faibles. Je me retire. Les marches me donnent le tournis. Une fois la porte fermée, je m'effondre sous le porche. Je ne peux pas. Je ne peux plus. J'attrape mon portable et compose un numéro. Tonalité. « Ryan ? Ryan je t'en pries... Viens me chercher. »

Tout ça pour dire que je me suis barrée. Je suis sinistrement idiote. Je suis la plus belle conne que la terre est portée. J'ai quitté l'homme que j'aime. J'ai quitté ma petite fille. Ma sweet Maddison. Je crois que je devrais consulter. Ce n'est pas un signe grave de maladie, quitter son foyer parce que l'on ne supporte plus les pleurs de son bébé ? J'ai appris plus tard que ça s'appelait le baby blues. Et que c'était arrivé parce que je n'avais vu un psy après avoir accouché. Parce que personne ne m'avait soutenu à part mon mari. Enfin, c'est comme ça que je l'avais ressenti. Moi ce que je vois, c'est que c'est à cause de ça que j'ai foutu ma vie en l'air. Et "foutre ma vie en l'air" ça se résume à ce que j'ai sous le nez. Un papier épais adressé à Mme D. Brawn-Everdeen. Des papiers de divorce, signé par Mr. Ryan Everdeen. Demandant la garde exclusive de l'unique enfant de notre union. C'est un choc. Un électrochoc. Et je ne peux pas vivre comme ça. Isolée dans le Minnesota. J'ai décroché un foutu diplôme universitaire. Comme si c'était le plus important. J'ai eu tord. Sur toute la ligne. Je suis une sinistre idiote. Et je crois que je suis capable de m'enfoncer encore plus.

J'aurais pu lui renvoyer les papiers non signé. J'aurais pu aussi ne pas répondre. Mais j'ai choisi la troisième possibilité. Non, je n'ai rien signé. Je suis revenu. Dans la ville que j'ai quitté, voir l'homme que j'ai quitté avec ma petite fille. J'ai ramené les papiers. La signature... Attendra. Parce que je n'ai pas décidé que ça soit fini. Et je refuse que notre conte de fée connaisse une fin aussi sinistre que celle que je lui ai provisoirement donné.