Debout face à son miroir, la musique à plein volume, Liv testait de nouvelles grimaces, toutes plus horribles les unes que les autres. Elle était restée enfermée dans sa chambre depuis le début de la matinée et ne comptait décidément pas en sortir, sauf qu'elle savait que, dans un futur bien trop proche, elle serait obligée de descendre en bas pour s'asseoir autour de la grande table familiale. Les repas étaient sacrés chez les Carpenter et tout le monde se devait d'être présent. Cela donnait l'impression d'appartenir à une parfaite petite famille digne des séries télés et tout allait pour le mieux. Liv avait ces repas en horreur et aurait préféré manger toute seule dans sa chambre, affalée dans son lit et son ordinateur portable sur les genoux. Seulement voila, elle ne voulait pas risquer de se faire embrocher par sa mère ou par l'une de ses sœurs si jamais elle manquait un des sacro saints repas. D'autant qu'aujourd'hui était un jour très spécial. L'une de ses sœurs avait invité son cher et tendre à dîner. D'où les nouvelles grimaces que Liv s'était donnée tant de mal à imaginer. Elle comptait bien se mettre pile en face de l'heureux élu afin de lui faire comprendre qu'il venait de mettre les pieds dans une famille complètement barrée et qu'il était encore temps pour lui de sauver ses fesses. Liv revint à la réalité lorsqu'un hurlement retentit depuis les escaliers. Apparemment, sa mère demandait si elle était prête et elle voulait voir comment elle était habillée. Liv se regarda de haut en bas. Pyjama bleu imprimé moutons, cheveux en bataille et patins imitation pattes de yéti. La classe incarnée. Cependant, bien que curieuse, grande gueule, flemmarde, tête brûlée et un brin garce, Liv n'était pas suicidaire. Elle poussa un long soupir et chercha dans l'amoncellement de vêtements qui recouvrait le sol de sa chambre de quoi se vêtir correctement. La jeune fille repêcha un jean à peu près potable et une tunique qu'elle ne se rappelait même plus posséder, qu'elle aplatit vainement dans le but de faire disparaître les affreux plis qui ne manqueraient pas d'achever sa mère. Une fois prête, Liv descendit quatre à quatre les escaliers et déboula dans le salon, telle une furie. Assis sur le canapé, ses deux sœurs ainsi que le malheureux invité. Ses parents étaient installés chacun dans un fauteuil et tout le monde avait les yeux rivés sur Liv, à croire qu'ils se demandaient si elle appartenait bel et bien à la famille.

Cette impression d'être à part et de ne pas coller au paysage, Liv l'a sans cesse ressenti depuis sa plus tendre enfance. Il ne se passait pas une journée sans que sa mère ne se plaigne d'avoir hérité d'une fille pareille. Il ne se passait pas une après midi sans que ses sœurs la regardent d'un air dédaigneux en remettant soigneusement à leur place leurs mèches de cheveux parfaitement coiffés. Le père de Liv, quant à lui, se contentait de soupirer en la voyant renverser un verre de jus de pamplemousse sur le tapis du salon ou s'étalant de tout son long sur une plaque de verglas, juste devant la maison.
Contre toute attente, Liv s'était habituée à cela. Elle s'était habituée à se sentir telle une moins que rien à chaque instant passé chez elle. Mais après de nombreuses années, elle n'y prêtait guère attention. Liv avait compris depuis bien longtemps que le problème ne venait pas d'elle. Ainsi, elle mettait un poing d'honneur à exaspérer ses sœurs et à faire hurler sa mère. Mais tout cela ne va qu'un temps et, lassée par l'ambiance familiale virant très souvent aux règlements de compte, la jeune fille décida de partir étudier loin de sa ville natale, et surtout loin de ses proches. Fini les dîners démesurément longs, fini les dimanches après midi à entendre à quel point elle était vraiment irrécupérable, fini les regards médisants de la vieille tante Jude. Liv était bien décidée à vivre sa vie comme elle l'aurait décidé elle. Alors, direction Seattle !

Cela faisait approximativement trois ans que Liv avait quitté le Nebraska et jamais elle n'avait fait meilleur choix. Elle se sentait libérée d'un poids immense et pouvait désormais faire ce qui lui passait par la tête, sans avoir droit à un commentaire dédaigneux de la part de qui que ce soit. Liv n'avait d'ailleurs plus jamais adressé la parole à un quelconque membre de sa famille et pour elle, la famille Carpenter était bel et bien rayée de la surface de la Terre. Enfin, ça, c'était juste dans sa tête.